Un Maître : Tudor Banus

Dans le paysage tellement tourmenté, chaotique et déroutant des arts visuels contemporains, dans lequel même les experts ont de plus en plus de difficultés de séparer l’art véritable de l’imposture et où la plupart des artistes vivent des décades entières à partir d’une seule mutation dans le jeu infini de l’image, Tudor Banus semble garder une surprenante sérénité. Son art semble être un bloc de glace resté intact dans un récipient en pleine ébullition. Basé sur l’ingeniu, c'est-à-dire sur une force de l’imagination poétique sans limites et sur une technique aujourd’hui pratiquement disparue, son art est hors du temps et par conséquence, immortel. Ce n’est pas du tout un hasard qu’en pensant à son œuvre, je trouve des rapprochements avec les efforts de certain artistes séparés par de lointaines époques et lieux, de Michel-Ange et Parmigianino à Piranesi et Bernini, de la splendeur de Gustave Moreau à l’énigme de Chirico et Magritte. Il y a, – semble nous dire chaque dessin de Tudor Banus  qui submerge et comble en même temps –  un art avec un grand A, un art non-périssable.

L’histoire de l’art exerce, à travers les âges, un mouvement  pulsatile, telles ces ondes qui s’entrecroisent et se séparent, en formant des nœuds et des creux successifs : dans les nœuds se concentrent des formes limpides, parfaitement focalisées, c’est l’art majeur et sur de soi, pendant que les creux sont des périodes de recherche et d’anomie, où bourgeonnent les doutes de toutes sortes. Tudor Banus constitue, à travers toute son œuvre, un nœud situé – paradoxalement et tragiquement – au milieu du plus grand creux jamais rencontré, assurément, dans l’histoire de l’art. 

J’ai souvent entendu dire que Tudor Banus semble s’être trompé de siècle. Il aurait fallu qu’il vive à la grande époque du maniérisme européen, celle qui a donné la pleine mesure de l’homme problématique et labyrinthique… Et il aurait été, sans doute, un grand maître couronné de lauriers, entouré de disciples et d’apprentis, peignant pour l’aristocratie raffinée des plafonds allégoriques, dans lesquels il aurait inscrit l’ordre secret du monde… Son dessin, d’une minutie maniaque, mais également d’une évidente force, aurait été admiré comme un miracle. Je n’ai aucun doute à ce sujet.
Mais je soutiens que justement, sa présence dans un monde en perpétuel mouvement, matérialiste, amnésique, incapable d’admirer l’une ou l’autre de centaines de milliers de « copies sans original », selon l’expression de Baudrillard et qui remplissent les musées d’art contemporain - sa présence, donc - est un cadeau inattendu, inespéré et immérité qui nous est offert et pour lequel nous devons être reconnaissants. C’est ici,  dans  la postmodernité, qu’est la vraie place de Tudor Banus.
Je ne dirais pas qu’autrefois l’art était plus vrai, ce genre de nostalgie n’est pas la mienne, mais je n’irais pas non plus jusqu’à penser qu’une automobile puisse être, selon les dires de certains « plus beau que la Victoire de Samothrace ». Je crois, tout simplement en l’art significatif, qui continue de dire quelque chose sur l’homme et qui a toujours accès au réservoir du vécu, de la sagesse et des formes éternelles des archétypes. Les dessins de Tudor Banus sont d’autant plus significatifs aujourd’hui, qu’il ne ressemblent pas formellement ni aux installations, ni à l’art sèchement conceptuel, ni aux happenings, ni aux scats, ni au body art ou toute autre figure de la transition…Dans ses œuvres, pourtant, se reflètent les mêmes inquiétudes devant le spectacle grotesque de l’humanité.
J’ai plusieurs fois employé le mot « semble », parce qu’il illustre un paradoxe que l’art de Tudor Banus donne à voir plus que tout autre : se trouvant « sub specie aeternitatis », il ne cesse pas une seconde d’être de notre époque.

Ses dessins, dont les détails contiennent à leur tour d’autres détails, amalgamés dans d’autres, défient le regard et réclament une loupe éclairante. Ils présentent, par exemple, des gens emprisonnés dans des carcasses d’horloges, des galions au visages humains, des femmes qui grandissent telle Alice jusqu’à remplir et déborder des maisons, des arbres cosmiques portant le soleil comme un fruit sur leur troncs…

Le principe génératif de ses dessins est celui du rêve dirigé, qui se ramifie en synapses et embranchements infinis. Il n’est pas possible de résumer les visions paradisiaco - infernales qui submergent par leur foisonnement, tout en nous rappelant à la fois Bosch, Escher et Dali, mais sans jamais oublier la leçon de Michel-Ange, le plus ingénieux des dessinateurs modernes. Tout contribue à créer le monde borgésien de  Tudor Banus, cet Alef dans lequel se mire l’univers tout entier : des animaux pleins de sagesse, des fœtus germant dans des athanors, des figures de la décomposition et de la ruine, des murs délabrés ornés des médaillons et d’inscriptions rongés par des lichens, des citations de l’héritage imaginaire de l’homme depuis que la mémoire, l’histoire et l’écriture existent…

Nous sommes devenus amis dans notre jeunesse et il nous arrivait d’avoir, parfois, des fébriles échanges d’idées artistiques,  qui nous ont amenés, inévitablement à un livre commun, dont je suis particulièrement fier. L’ »Encyclopédie des Dragons », que j’ai conçu entre deux volumes du roman « Orbitor », pour aérer mon cerveau avec des histoires de la consistance, la gratuité et le scintillement de l’arc-en-ciel de bulles de savon, est devenu un livre-culte pour enfants et gens raffinés. Ceux-ci l’ont dégusté une fois habillé par les splendides dessins de mon ami, l’équivalent artistique parfait de ma prose. Mes dragons ont trouvé leurs visages sous ses traits de plume et mes mondes infra et supraterrestres se sont dotés d’une flore, d’une faune et d’innombrables autres accessoires, grâce à ses visions à la fois baroques et précises, cruelles et comiques, brulantes et glaçantes…Car s’il existe une figure de style pour illustrer  ce que Hocke nommait l’Homo Europaeus, Tudor Banus en est l’oxymore. Son art est oxymoronique par excellence et c’est ainsi que sont devenus, par la force des choses, mes dragons. 

Les dessins de Tudor Banus sont humains dans une époque post-humaine, faits pour nous rappeler que même en devenant des cyborgs, ou en passant totalement dans le virtuel, nous devons garder nos âmes sans lesquelles nous ne valons rien, même en ayant conquis le monde entier. Ils sont aussi un témoignage pour notre époque que les maîtres existent encore, qu’ils sont actifs et que c’est autour d’eux que tourne la sphère périssable sur laquelle nous vivons.

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